15. Bécaye

Ce dimanche, à l’heure du déjeuner, Chérif m’entraîne manger chez lui, son père veut me voir. En fait c’est le marabout, Bécaye Kounta, frère de son père, qui souhaite me rencontrer.

Bécaye ne parle quasiment pas français mais wolof et arabe. Il veut que j’apprenne le wolof, il veut aussi que je le salue en arabe et que je garde mes bonjours pour les français. Je lui montre donc ce que je sais faire...

Chérif est allé me chercher une coudou, on mange. Puis on commence à parler vraiment, et très vite on en arrive à la religion. Suis-je musulman ? Non. Suis-je catholique ? Non. Pourquoi ? Parce que je ne crois pas en Dieu. Bécaye fronce les sourcils. Serais-je bouddhiste ? Non plus.

— Musulman c’est bon !
— Oui, c’est bon.
— Alors tu fais musulman !
— Non.
— Mais musulman c’est bon !
— Oui, je suis d’accord, mais pas pour moi.

Chérif est interloqué, il me dit que Bécaye est fâché mais je ne pense pas.

Bécaye a justement la visite d’un autre Bécaye, Bécaye Diop, qui parle bien français. Ce sera notre interprète.

— Tu dois faire venir Amadou en France.
— Oui, je vais essayer, mais il faut que j’économise.
— Combien coûte un billet pour la France ?
— Entre 250 et 300.000 francs. [1]
— 300.000 francs, c’est pas un problème.
— Oui, mais il faut aussi avoir une somme pour la "dépense" si on veut obtenir le visa. Il faut 40.000 francs par jour, s’il vient un mois, ça fait plus d’un million.
— Combien tu gagnes ?
— Un million par mois.
— Alors tu peux l’inviter !
— Non, car la vie est chère en France et je dépense ce que je gagne. 400.000 francs de loyer, 200.000 francs d’impôts et 10.000 francs chaque jour pour manger.
— Ça fait presque un million par mois.
— Oui.
— Mais alors comment vivent les français qui gagnent moins ?
— Ils paient moins d’impôts, ils trouvent un logement moins cher et essayent de dépenser moins pour manger. Mais c’est difficile.
— Alors il faut dépenser moins.
— Non, je veux continuer à vivre comme ça. J’ai aussi besoin d’argent pour acheter des livres, pour aller voir des spectacles, pour venir vous visiter...
— Mais tu peux trouver un logement moins cher.
— Je veux habiter dans Paris, je travaille dans Paris, je ne veux pas passer trois heures par jour dans les transports.
— Alors tu l’invites deux jours et il va travailler là-bas.
— Non, il n’aura pas le droit.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il faut des autorisations pour travailler en France.
— Mais on peut travailler sans autorisation.
— Oui, mais s’il se fait prendre il risque d’aller en prison. Et puis ce sera difficile de trouver du travail, il n’y a pas assez de travail en France, nous avons 3 millions de chômeurs.
— Mais il y a des sénégalais qui travaillent en France.
— Oui, mais il ont eu l’autorisation autrefois, maintenant c’est fermé.
— Mais je connais des sénégalais qui sont entrés en France et qui sont allés travailler en Italie.
— Oui, il y a sans doute moins de contrôles en Italie. Mais le problème est le même. Si on l’embauche on va en profiter pour le payer mal, et dès qu’il sera malade, ou dès qu’il voudra rentrer il aura des ennuis.
— Tu obtiens le visa, il va en France et il va gagner de l’argent là-bas.
— Mais le visa dit qu’il vient pour 30 jours, et s’il ne part pas ça va faire des problèmes.
— Tu dis qu’il s’est enfuit !
— Alors c’est moi qui vais avoir des problèmes.
— Comment ?
— On lui a donné le visa parce que j’ai indiqué qu’il allait habiter chez moi. Si il ne part pas à la date indiquée, c’est moi qui vais avoir des ennuis.
— Alors l’argent du visa, tu le donnes à Amadou pour qu’il devienne un patron ici.
— J’ai déjà parlé de ça avec Amadou. C’est une meilleure idée...

Un petit vient me chercher. Il faut que je rentre manger. Je promets de revenir ensuite pour reprendre la discussion.

Chérif m’accompagne et m’interroge à nouveau sur un ton de totale incompréhension :
— Il faut croire à Dieu !
— Non, je n’y crois pas.
— Bécaye est fâché.
— Mais non, il n’est pas fâché. Il m’a invité à venir discuter.