Santhiou Bouna

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18. Bécaye (4)

jeudi 13 février 2003, par Christophe D.


Je parle à Bécaye des théories de l’évolution dont il a eu des échos. C’est insuffisant bien sûr, et je suis donc obligé de partir de quelque chose de plus fondamental que le vivant. Me voilà lancé dans la chimie, et pour commencer les atomes.

Bécaye n’a jamais entendu parler des atomes.

Il me demande une feuille et prend des notes. Il transcrit phonétiquement proton, neutron et électron en arabe, qu’il sait lire. Dommage que je n’aie pas une table périodique des éléments avec moi, dommage que nous ayons si peu de temps.

Ces livres, conçus pour les enfants français, sont des puits de science pour mes villageois. Je m’en doutais bien, mais c’est encore trop compliqué, ça suppose tout un bagage qu’ils n’ont pas. Les exemples donnés se réfèrent trop à notre monde occidental pour qu’ils puissent même comprendre certaines illustrations. Un téléscope, un microscope, un scanner, un ordinateur...

J’explique à grands traits la formation supposée de l’univers, la fusion des atomes simples en atomes plus complexes qui donnent l’oxygène, le carbone, les métaux, etc. Les interactions entre ces atomes qu’étudie la chimie. L’eau, les molécules et leur infinie combinatoire. Le hasard qui fait un assemblage, les propriétés de stabilité de quelques-uns de ces assemblages. Les conditions particulières de notre planète, ni trop chaude ni trop froide, regroupant dans une même enceinte les états solides, liquides et gazeux sous des climats variés.

« Tu es un scientifique ! » s’exclame Bécaye en souriant largement. Il lance sa main pour la frapper dans la mienne, et m’empoigner chaleureusement.

Des molécules à la première cellule, il reste un saut immense à faire. Mais les milliards d’années qui se sont écoulés me suffisent et je n’ai pas besoin de convoquer une volonté divine quelconque. La diversité engendrée par la complexité est mon seul créateur.

— Bécaye, je ne crois pas à Dieu créateur, mais si je donne au mot Dieu le sens de « l’humanité passée, présente et à venir » alors je suis d’accord avec la philosophie des trois religions. Il faut vivre en tendant ses efforts pour servir au mieux l’humanité passée, présente et à venir.

Je sens alors que j’ai définitivement marqué mon deuxième point. Depuis le matin je savais qu’il était prêt à me comprendre. Pensons-nous des choses si différentes, lui grâce à Dieu, moi sans autre guide que ma conscience.

Les livres d’anatomie nous font abandonner la création, et la page sur la reproduction des humains va nous occuper un long moment. Comme chez Amadou l’autre jour, ça attire un monde fou, les femmes aussi.

Bécaye me dit ce que Mohamed explique à ce sujet, que je trouve assez juste mais simplificateur. L’ovulation par exemple ne s’arrêterait pas pendant la grossesse, mais les ovules resteraient confinés dans les trompes. Je lui raconte ce que je sais sur les messages hormonaux, qui expliquent aussi que la fécondité ne revienne pas immédiatement après l’accouchement. Ça explique aussi les contraceptifs chimiques qu’on propose ici dans les dispensaires promoteurs du planning familial.

Il doit aller prier maintenant. En l’attendant, sollicité par les enfants, je confectionne quelques hélices de papier qu’ils jouent à faire tourner en courant.

Bécaye est plutôt exclusif, il veut que je me concentre sur notre discussion plutôt que fabriquer des jouets périssables.

Il fume du tabac à priser dans une petite pipe droite et je lui demande de m’en préparer une. Il veut que j’apprenne. Dont acte.

Ouvrir le tube d’UPSA qui sert de blague et verser une ligne de tabac dans sa main gauche. L’examiner pour éliminer les débris de brindilles, puis le broyer en labourant le sillon avec la tête de la pipe. D’un mouvement inverse, racler la paume pour avaler la prise dans le fourneau et, en bout de course, la tasser d’une ferme pression de l’index. Mettre la pipe en bouche, rouvrir le tube et y récupérer de la même façon les restes de tabac. Craquer une allumette, aspirer.

Une pipe ne procure que deux ou trois taffs. Mais on sent dans la seconde qui suit la nicotine monter au cerveau. Intense sensation d’affûtage de l’intellect. Je mime cette sensation pour Bécaye. Il rit, complice, et nous claquons à nouveaux nos mains.

— C’est comme l’alcool Bécaye, c’est une drogue ! Et Mohamed a dit qu’on ne devait pas faire usage de ce qui modifie la conscience.

Sa réponse, en substance, est que c’est bon puisque ça aiguise la réflexion. En tout cas il aime ça et je le comprends.

Il a trouvé dans le livre d’astronomie une carte du ciel qu’il commence à recopier. Il est ravi de reconnaître certaines figures de constellations, et retranscrit scrupuleusement leurs noms en arabe. On discute encore longtemps, je continue mes travaux manuels et confectionne avec l’aide de Chérif un mât en croix qui supportera une grande hélice et deux plus petites. Je fume une seconde pipe, mais le jour va tomber et je dois m’éclipser pour prendre ma douche du soir.

Bécaye m’invite à prolonger encore la discussion, il faut que je revienne dîner.

La poule rousse est là, fidèle, qui vient boire mon eau savonneuse. Je lui raconte que j’ai passé une délicieuse journée à discuter avec un merveilleux musulman. Un homme curieux et ouvert. Un sage rusé plein d’humour. C’est donc ça un marabout ?


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