Santhiou Bouna

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8. La lutte

lundi 31 mars 2003, par Christophe D.


Ce soir, dans un mouvement spontané, les enfants sont venus dans la cour d’Amadou pour préparer du thé. On a sorti le radio-cassette et mis un CD de Youssou N’dour que j’ai offert à Amadou. C’est "Set", un disque de 1990 dont tout le monde connaît les chansons.

Sur un petit fourneau de terre, Ahmed fait chauffer l’eau. Ce soir on fait du thé de qualité, car les enfants ont acheté deux sachets de "Super thé la santé" et une livre de sucre. Ce thé là, il donne de la force m’expliquent les élèves.

Au Sénégal on fait "les trois normaux". C’est à dire qu’avec le même thé on fait successivement trois préparations. Le premier thé est amer et astringent, le second plus sucré et parfumé, le dernier sirupeux.

Le premier thé a cuit un peu. Ahmed vide la barada dans trois petits verres disposés sur un grand plat émaillé posé dans le sable. Puis il reverse tout dans la théière, ça mélange le sucre et refroidit le mélange. On peut ensuite le faire bouillonner encore, voire rajouter du sucre, et vider à nouveau dans les verres pour mélanger... Après trois ou quatre tour, le premier thé est prêt.

Ahmed rince parcimonieusement l’extérieur des verres avec un filet d’eau et sert de petites doses de thé. On m’en fait passer un. Il est très foncé et amer. Le verre colle aux doigts à cause du sucre. Il faut boire sans traîner car on n’a que trois verres pour une dizaine de buveurs.

La cérémonie du thé dure ainsi une petite heure. On discute. La pleine lune éclaire la cour, il doit bien être dix heures du soir. La maison d’Amadou se vide, tous les enfants s’en vont. Chérif m’annonce qu’il vont aux arènes, car il y a lutte ce soir.

J’ai décidé de les accompagner bien sûr, mais Amadou essaie de me retenir. Je dois lui promettre de ne pas combattre et de ne pas rentrer trop tard.

Nous traversons le village, la place du village, j’entends les tam-tams. Je me demande bien où peuvent être ces arènes dont je n’avais jamais entendu parler avant...

A la croisé de deux chemins, sous un arbre, dans la partie la plus à l’est du village, il y a un attroupement de gamins et d’adolescents. Ils sont debout formant un cercle agité et bruyant. On me salue, des mains se tendent mais je ne parviens pas à reconnaître qui que ce soit avec si peu d’éclairage. Dans un angle trois gamins battent le fond de bassines en tôle avec des bâtons, il y quelques filles aussi apparemment venues soutenir leurs frères, cousins ou camarades.

Deux petits vont s’affronter. Un grand muni d’une badine fait s’écarter la foule pour dégager les arènes. Ils se font face pied nus dans le sable, le buste incliné presque à l’horizontale, ils s’observent et tendent un bras puis l’autre vers leur adversaire. On se pousse pour mieux voir, chacun crie pour encourager son favori. Les lutteurs se déplacent autour du centre de la piste en continuant leur crawl dans l’air. Soudain la petite danse est rompue car l’un des deux s’est fait attraper à l’avant bras, les cris redoublent, les tam-tams deviennent frénétiques, l’attrapé saisit son adversaire par le short, leurs pieds soulèvent le sable, ils essaient de se faire des croche-pieds et de renverser leur opposant. L’assaut ne dure pas longtemps, l’un des deux à pris le dessus, parvient à faire tomber l’autre et s’affale par dessus. Le vainqueur se relève et sautille en fanfaronnant sa victoire, mais déjà deux plus grands confient leurs sandales à des amis et prennent placent au centre.

Chérif m’explique que pour les besoins de la lutte on a divisé le village en quatre quartiers qui forment quatre équipes d’adversaires. On se retrouve à la pleine lune dans un quartier ou un autre pour les soirées de lutte.

Il y a des garçons de sept-huit ans autant que des adolescents ou des jeunes adultes. Ils friment, se provoquent en duels et en revanches. Plusieurs fois des grands viennent m’apostropher pour que je vienne me mesurer à eux, mais je regarde seulement "xolma rekk".

Maintenant c’est Moussa qui est au centre. Il m’a confié son tee-shirt et a remonté son pantalon de survêtement en haut des cuisses. Son adversaire a une quinzaine d’années aussi, un peu plus grand et plus maigre. Moussa prend vite le dessus, mais il n’arrive pas à déséquilibrer son opposant, ils sont au corps à corps et tendent leurs muscles sans parvenir à plaquer l’autre au sol. L’arbitre finit par les séparer, Moussa est en nage, son dos luit, ses jambes sont blanches, couvertes de poussière collée. Le combat reprend. Comme des félins ils tendent et replient alternativement chaque bras en rythme. Ici pas de roulements de tambours et de silences de la foule captivée. On crie, l’arbitre doit sans arrêt faire reculer l’assistance en usant de sa badine, les batteurs se relaient aux tam-tams. Selon une technique redoutable, Moussa a fini par soulever son adversaire et le projeter au sol. Il y a mis tant d’énergie et son adversaire le tient si solidement qu’il tombe lui-même, mais par dessus. Victoire !

Chérif s’est mis torse nu. Le meilleur élève de la classe a déjà perdu deux fois mais il va combattre encore. Il est un peu gringalet avec un ventre gonflé mais des yeux de biche. Cette fois il gagne et vient me commenter :
— J’ai été terrassé deux fois, mais j’ai terrassé une fois !

Jusque vers minuit les combats s’enchaînent, et la poussière vole, et les tam-tams résonnent. Puis le cercle se disloque, chacun rentre dormir. Quelques enfants me raccompagnent chez Amadou et nous nous souhaitons une bonne nuit.
— Bo souba djamm ! à demain santé

Tout le monde est couché, Amadou a laissé la porte de la case entrouverte. Je la referme derrière moi et place le bâton en travers pour la bloquer. Je me déshabille et me glisse dans mon drap, encore ivre des odeurs de sueur et de sable mélangées.


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