Santhiou Bouna

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2. Un enfant de 38 ans

lundi 31 mars 2003, par Christophe D.


Des amis me demandent « mais qu’est-ce que tu fais de tes journées ? »

— Je joue avec les enfants.

C’est rituel, je viens avec des jeux dans mes valises et dans ma tête. Quand j’arrive je sais qu’on évalue mes bagages, comme doivent les évaluer aussi les parents, amis, voisins, étrangers de passage dans la chambre d’Amadou. Ils doivent leur sembler riches, forcément riches.

Quand quelqu’un revient au village, il est poli qu’il aille visiter ses parents et amis. On y va le matin boire un café, ou après les travaux matinaux, ou à l’heure du déjeuner pour se faire inviter, ou l’après-midi pour un thé avant les travaux du soir, ou le soir. A chaque moment de la journée on vous invitera à partager le ndéki, le agn ou le rérr si le plat s’apprête à être servi ou s’il y a des restes.

A celui qui revient de voyage - comprendre, il revient avec les poches pleine d’argent - on ira tout naturellement demander "séritié". On peut ne rien donner, comme donner cent francs (1 franc français). Moi je donne un briquet, du papier à rouler, un stylo, des aiguilles et du fil pour coudre, la chemise 4D que je n’ai jamais portée, la chemisette que j’ai accrochée à l’arbre parce qu’il fait trop chaud...

Je donne aussi des photos. C’est la première chose que j’extirpe de mes bagages. Depuis l’année dernière ce sont des photos numériques.

Disons nettement que le principal intérêt du numérique, c’est pour vous et moi. Je peux facilement vous faire partager les images. Pour eux c’est un plaisir de voir la photo tout de suite sur le petit écran de l’appareil. Cette fois avec l’iBook bleu j’ai pu procéder à trois diaporamas avant d’arriver à la fin de la batterie de l’ordinateur : chez Amadou le soir après la fête de l’école, le lendemain chez Ndir où logent les maîtres d’école, et enfin chez Békaï et ses frères marabouts. Chez Ndiaye on avait même installé l’ordinateur dehors sur une chaise, comme on le fait avec la télé, mais Békaï a regretté qu’il manque le son.

avec le numérique, je me suis aussi fait piéger par le temps. Je n’ai pas réussi à imprimer avant mon départ toutes les photos prises en novembre. Et je n’ai qu’un exemplaire de chacune, donc pas assez pour en donner à tous dans les portraits de groupe.

J’ai cependant édité en format 10x13 sur des demi-A4 de papier glacé avec de grandes marges blanches. Ceux qui ont des albums pourront les découper, et ceux qui n’en ont pas pourront les manipuler avec moins de dommages. J’ai amené une paire de ciseaux car je sais que c’est un objet rare au village. Ça fera aussi un cadeau.

Tout le monde regarde et commente avec entrain. Les voisines sont déjà là averties par les enfants. Puis on ne contrôle plus le nombre de personnes dans la chambre, les petits s’emparent des feuilles et très vite deux ou trois images sont déchirées. Les plus grands chassent les petits, et après une rapide distribution, Amadou range les photos.

Comme chaque année j’ai amené un jeu des bâtons, "banty", c’est un mikado, et aussi un Memory qu’on appelle les petites cartes, "carty". J’exige qu’on joue sur une natte et non à même le sable. Mais il y toujours trop d’enfants pour la natte, ils s’effondrent les uns sur les autres et se roulent dans le sable qui se colle à leurs tempes et à leur front, parfois au bout du nez. Ils me font leur grimaces et je leur fait les miennes. Ils m’apprennent leur comptines et me les font inlassablement répéter, ils m’exhibent ensuite devant les adultes qui s’écroulent de rire à leur tour.

Après dix jours d’entraînement j’avais à mon répertoire :
— Une comptine sur les parties du corps : Tank, loxo, nop...
— Deux comptines sur les doigts de la main
— Un jeu de mains : boutrom galay / wessal galay
— La grimace baptisée "télé" parce qu’après j’ai fait remarquer que tout le monde était installé autour de moi comme pour regarder la télé.
— Le chat qui miaule et se frotte contre les jambes de femmes
— La chèvre
— L’âne
— Le cochon
— La poule
— Amdy le sourd et muet
— Le chien qui grogne, aboie et poursuit les enfants

Boubacar Christophe, alias Bouba ou Ndongo, n’a pas encore deux ans et demi. Il s’est mis à l’abri derrière le rideau, sort sa frimousse et réclame : « defal tal », fait encore.

Chez une soeur de Ndeye, un petit garçon arrivé temporairement sur mes genoux ne veux plus me quitter. Il tend désespérément ses bras vers moi en pleurant chaque fois qu’on l’écarte. Il caresse attentivement les poils de mes avant-bras, comme Ahmed, 4 ans environ, qui m’a d’ailleurs offert le collier de son petit frère.

Cette année j’ai amené des pastilles de gouache. Les enfants ont tout de suite adoré ça. La plupart me demandent de leur tracer des motifs et des formes à colorier. Les pages du Monde et de Libération que j’ai gardé avec moi depuis l’aéroport font un très bon papier qui tient à l’eau.

Je ne joue pas au ballon, trop maladroit, mais je fait une sauter des petits sur la charrette. Nous faisons une séance de balançoire avec une corde et un vieux pneu où je suis obligé d’organiser une file d’attente et ou tout le monde compte en coeur les dix allers-retours accordés à chacun. Vers 17h30 quand le soleil se calme, et que je suis déjà bien sale de l’après-midi, je peux prendre les moins lourds par la cheville et le poignet et les faire tourner comme des avions et m’écrouler avec eux dans le sable.

Un jour Ndeye faisait la lessive et je jouais inlassablement avec les enfants. Elle me dit en plaisantant :
— Tu es un enfant.
— Oui, un enfant de 38 ans ! Elle s’est effondrée de rire dans sa bassine, trempant sa robe et riant de plus belle, sans oublier de traduire pour que les autres puissent rire aussi...


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